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P’tite Dent

La commis au dépanneur du coin est spiciale. Spéciale mais avec un i, spiciale que je vous dis.

Je la surnomme P’tite Dent dans mon for intérieur. Elle a une dentition frontale un peu proéminente, les yeux globuleux tout batracien, des lèvres un peu tordues et une voix nasillarde. Elle travaille le matin, l’après-midi, le soir, la nuit. Elle est le Couche-Tard. Je me rappelle encore de notre première discussion :

–          Mais que vois-je là que cette cannette à l’effigie de Slow Cow?

–          C’est du Slow Cow.

–          Qu’est-ce que ce produit?

–          Ben c’est du Slow Cow. Ya plein de houblon, c’est comme dans la bière, tsé la bière ça endort, c’est le houblon. C’est du Slow Cow. C’est fait avec du houblon, ya de la camomille aussi, pis du houblon.

–          Ok, merci.

–          Je l’ai essayé moi, ça marche. Tsé c’est du Slow Cow, c’est fait avec de la camomille et du houblon, c’est calmant.

–          …

–          C’est très bon, c’est fait avec du houblon.

–          Bonne soirée.

Je savais dès lors que se trouvait au coin de la rue une véritable mine d’or. À chaque fois que la vie me semble trop moche, je file là-bas et attends qu’elle déverse sur moi un flot d’informations inutiles sur le sujet du moment. Ainsi, elle me parle du prix de l’essence et des complots du Moyen-Orient, des gras trans des croustilles, des composantes du Coke, de l’orientation sexuelle de Joël Legendre.

Malgré une relation florissante, une amitié soutenue, quantité de liens tissés avec le temps, P’tite Dent continue à me carter avec la rigueur d’un Pierre Bruneau de sorte que même si je m’y rends une ou plusieurs fois par jour depuis la nuit des temps (minimum), elle me demande toujours mes cartes. Elle a la mémoire d’un hostie de poisson rouge.

Elle m’indique les spéciaux sur la liqueur, m’offre des coupons de 2 pour 1 sur les chips Lays et elle a une bonhomie qui rime avec idiotie.

P’tite dent désire ardemment que je l’ensemence, de toute évidence.

Dernièrement, j’ai passé une remarque sur une photo de Michael Jackson en une d’une revue à potins américaine. Elle comprend mal ce que je dis et elle commence à s’insurger et en déchirant son polar bleu. Je souligne le fait que MJ est le seul homme noir devenu femme blanche et elle commence à s’épivarder avec entrain sur la maladie de peau du Roi de la Pop. Elle commence à me défiler d’une voix robotique la définition de cette maladie, elle m’apprend que d’ordinaire, les tatouages temporaires imitant la pigmentation seraient d’usage. Je pogne un peu le fixe, ris sans retenu de ces propos, elle n’y voit que du feu et continue à s’épandre en erreurs factuelles. À un certain moment cependant, j’ai cru percevoir qu’elle croyait que je riais d’elle, je l’ai donc relancé avec une question, mimant un intérêt avec un brio sans borne qui la confondit à nouveau. Elle était repartie.

Elle a quand même lu sur le dossier, elle s’est fait aller les lobes temporaux et dégobille ce savoir louche sur ma personne amusée. Je suis spectateur réceptif et je me délecte de l’intensité de sa personne.

P’tite Dent est cependant impénétrable. Autant au niveau psychologique que probablement physique, son air stoïque et son QI à deux chiffres la rende difficile à cerner. C’est un peu ça aussi qui me fascine, son assiduité au travail, sa façon de gober l’info et de la recracher mécaniquement, sa mouille quasi scabreuse à mon endroit (oui).

Je la regarde aller, travailler un nombre indécent d’heures dans son dépanneur. Elle doit être dans la mi-vingtaine, elle se donne sans retenue lorsque vient le temps de faire son inventaire de cigarette, de passer la moppe dans le coal à bières et de vérifier les billets de loterie. Elle discute avec les clients, j’ai l’impression qu’elle sera encore là dans 50 ans.

Sa vie aura été une longue suite de journées passées derrière son tiroir-caisse. Elle se sera nourrie de revues à potins toute sa vie durant, se divertissant de conversations de deux minutes à la fois. Elle n’aura guère de famille, se contentant de relations malsaines avec quelques félins puants. Une vie comme une autre qui ne laissera pas de trace, une vie d’humain.

 

Catégories :Anecdote
  1. novembre 4, 2010 à 10:41

    En voilà une trace…un billet de blog!

  2. novembre 5, 2010 à 7:39

    La façon dont tu la décris, c’est carrément la fille de mon épicerie du coin mais 20 ans de moins et avec encore des dents…

    Et tu dis: »P’tite dent désire ardemment que je l’ensemence, de toute évidence. » Et un peu plus loin: « P’tite Dent est cependant impénétrable. »

    Une chance que t’as spécifié « Autant au niveau psychologique que probablement physique, son air stoïque et son QI à deux chiffres la rende difficile à cerner. » parce que je commençais à me demander ce que t’avais bien tenté sur cette p’tite chose étrange…

  3. V
    novembre 5, 2010 à 1:50

    une mine d’or, un personnage.

  4. Max
    novembre 5, 2010 à 3:31

    Fourre-là. Tu dois bien ça à l’humanité.

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